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23 janvier 2011 | Égypte

Entretien avec Masri Feki sur la situation des Coptes en Égypte

Masri Feki, natif du Caire, est chercheur en géopolitique à Paris 8 et auteur de plusieurs ouvrages sur le Moyen-Orient.

– Joachim Veliocas : Masri Feki, vous êtes le fondateur du Middle East Pact, un groupe de pression basé à Paris œuvrant au rassemblement des communautés du Moyen-Orient, en particulier les minorités, autour d’un pacte politique régional. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Masri Feki : Notre projet associatif a pour origine une conviction dans la diversité de la région moyen-orientale. En effet, le Moyen-Orient est loin d’être un bloc monolithique arabo-musulman. Il constitue, au contraire, une mosaïque de cultures et d’ethnies, néanmoins fortement dominée par l’islam arabo-sunnite depuis quatorze siècles. Dans chaque pays de la région, il existe des minorités. Elles peuvent être ethniques : les Kurdes ou les Turkmènes en Irak et en Syrie. Elles peuvent être religieuses : les chrétiens en Syrie ou en Jordanie. Elles peuvent être à la fois ethniques et religieuses : les Assyriens en Irak et en Turquie, les Arméniens au Liban, et d’une certaine manière les Coptes en Égypte. Si l’on tente d’établir des constantes entre toutes ces minorités, on constatera que quelque soit leur taille ou leur proportion, elles subissent globalement un certain nombre de discriminations et elles sont sous-représentées dans les administrations de leurs pays respectifs. Lorsque j’ai expliqué cela au cours d’une conférence donnée à Londres, un journaliste du Guardian m’a reproché d’être excessif dans un article publié le lendemain (1). Il s’est justifié en mentionnant des cas exceptionnels où les Arabes sunnites sont minoritaires mais leur rôle reste prédominant (comme à Bahreïn ou en Irak avant 2003) pour dire que les minorités ne sont pas toujours opprimées au Moyen-Orient. Or, les Arabo-sunnites, même s’ils sont légèrement minoritaires dans ces deux pays (30-40%), sont ultra-majoritaires à l’échelle régionale et leur pouvoir n’aurait pu y perdurer sans l’appui de puissances régionales, et en premier lieu de l’Arabie saoudite et de l’Égypte. Ces cas, très rares et particuliers, ne peuvent être représentatifs de l’état des minorités dans la région, plus que déplorable.

J’ai connu plusieurs pays du Moyen-Orient, notamment l’Égypte où je suis né, et j’ai toujours été frappé par la ressemblance des revendications de leurs minorités, des discriminations auxquelles elles font face et des défis qui pèsent sur elles. Le principal objectif du MEP est de réunir périodiquement des représentants de minorités du Moyen-Orient, pour coordonner leurs actions en diaspora. Il ne s’agit pas de faire bloc contre la majorité musulmane, mais de rapprocher des communautés connaissant les mêmes difficultés et ayant des aspirations semblables. A terme, nous espérons que notre action contribuera, ne serait-ce que très modestement, à un rapprochement plus global entre toutes les composantes de la région.

– Le Monde a interrogé un directeur de recherche au CNRS spécialiste de l’Égypte, Jean-Noël Ferrié, qui affirme que « le gouvernement égyptien est très attentif à ce qui pourrait arriver au Coptes », qu’il est une « erreur de dire que les autorités égyptiennes négligent la menace qui pèse sur les Coptes », quelques jours après que deux policiers aient tué deux Coptes manifestant en faveur de la construction d’une église dans la banlieue du Caire. Ces policiers vont donc être sanctionnés lourdement par les autorités, non ?

– Depuis trente ans, la situation des chrétiens, et plus globalement des non-musulmans, ne fait qu’empirer au fur et à mesure que l’islamisme gagne du terrain. Le gouvernement égyptien est peut-être attentif, mais il ne fait rien de concret. Les Coptes sont fatigués des promesses et des vaines déclarations, ils ont des revendications précises : arrêter les responsables des derniers pogroms anti-coptes et les juger rapidement, mettre en place un système de discrimination positive pour intégrer les Coptes dans les administrations de l’Etat, instaurer une loi commune pour la gestion des lieux de culte, sanctionner le prosélytisme islamique, réformer les manuels scolaires où les chrétiens et le christianisme sont dénigrés, réviser l’article 2 de la Constitution qui stipule que la religion de l’État est l’islam et que la charia (2) constitue la principale source de législation, supprimer la mention de la religion de la carte d’identité, supprimer les lois interdisant aux Coptes l’accès à certaines professions… Le pouvoir autoritaire n’a pas suffisamment de légitimité populaire pour s’opposer aux islamistes et prendre des mesures rigoureuses. Il est par ailleurs assez faible dans les provinces éloignées de Haute-Égypte, où les décisions de la justice ne sont pas toujours appliquées par les notables locaux.

– La justice est-elle équitable lorsqu’on sait que les suspects de l’attentat de l’église de Nag Hammadi l’année dernière ne sont toujours pas punis ?

– Bien sûr que la justice n’est pas équitable puisqu’elle est constitutionnellement partisane. A partir du moment où la charia est la principale source de législation en vertu de la Constitution, la justice prend parti pour la communauté musulmane. Par exemple, dans la charia, lorsqu’un musulman tue un non-musulman, il est puni moins sévèrement que s’il avait tué un musulman (3). Dans ces conditions, l’état est tiraillé entre d’une part les normes républicaines s’inspirant du principe d’égalité, et d’autre part la pression islamiste. La solution facile est donc de faire durer ce genre d’affaires, ou alors d’émettre des jugements et de ne pas les appliquer.

Je vais vous donner un exemple encore plus révélateur : celui de la conversion. Officiellement, tout Égyptien majeur a le droit de changer de religion. Or, en pratique, ne jouissent de ce droit que ceux qui veulent se convertir à l’islam. Pire encore, Al-Azhar qui est l’instance représentative de l’islam en Égypte, valide les conversions de mineurs chrétiens alors que cela est légalement interdit. L’État reconnaît ces conversions et accepte de modifier la religion et éventuellement le changement de prénom, sur les documents officiels. En revanche, les conversions allant dans l’autre sens ne sont pas admises. Il y a deux ans, un Égyptien musulman nommé Mohamed Higazi a voulu se convertir au christianisme. Face à la menace islamiste, l’église égyptienne a rejeté sa demande. Il s’est alors converti à Chypre et est retourné au Caire pour demander une nouvelle carte d’identité avec la mention : Chrétien. Le ministère de l’Intérieur a refusé sa demande en l’accusant de « déficience mentale en incapacité de prendre une décision sans tuteur ». Higazi a pris un avocat (copte) et est allé en justice. L’affaire est montée jusqu’à la plus haute instance qui a tranché : « M. Higazi reste musulman, sa demande de changement de religion sur les documents officiels est rejetée. En effet, même si l’Égypte garantit à tous ses citoyens la liberté de conscience, elle le fait en prenant en compte la hikma elahya (sagesse divine) ». Cette Sagesse divine, explique le juge, qui explique que l’islam est apparu après le judaïsme et le christianisme et que Mahomet est « le sceau des prophète » ne pourrait tolérer à un retour en arrière. Par conséquent, et en vertu de cette lecture hallucinante de la liberté de conscience, un juif peut se convertir au christianisme ou à l’islam ; un chrétien peut se convertir à l’islam mais non au judaïsme ; un musulman ne peut se convertir à aucune religion antérieure à l’islam (puisque le retour en arrière est contraire à la Sagesse divine) ni postérieure (puisque Mahomet est « le sceau des prophètes »). L’Égypte a donc beau signer la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et les deux pactes onusiens où le principe de liberté de changer de religion est explicitement mentionné, dans la pratique, l’État égyptien n’appliquera ces dispositions qu’avec une interprétation islamique, et donc forcément partisane. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres qui démontrent que l’État est à l’origine de nombreuses discriminations dont sont victimes les non-musulmans. Car ces persécutions ne visent pas les Coptes parce qu’ils sont chrétiens, mais parce qu’ils sont des non-musulmans.

– Pour Jean-Noël Ferrié « Certains Coptes ont tendance à parler de persécution. Mais il n’y a pas de menaces de ce type en Égypte sur les Coptes venant des autres Égyptiens ». Les relations entre musulmans et chrétiens sont donc au beau fixe, seuls des groupes terroristes ultra-minoritaires cassent l’ambiance ?

– Je suis en profond désaccord avec Jean-Noël Ferrié. Nous avons débattu ensemble de cette question sur RFI il y a deux ans, où il a d’ailleurs explicitement cautionné le régime de Moubarak et exprimé son souhait de le voir perdurer. Il a tendance à prendre au sérieux les déclarations officielles sans se soucier vraiment de ce qui se passe sur le terrain. Il est évident qu’il existe des relations normales entre fidèles des deux communautés, du fait du mélange qui existe. Les Coptes sont présents dans toutes les classes sociales, dans tous les quartiers, dans chaque immeuble, dans chaque établissement scolaire, etc. Mais la supériorité musulmane que cautionne le droit égyptien au nom de la charia est à l’origine de nombreuses discriminations. Lorsque vous être Égyptien et que vous prenez un taxi, vous ne devez pas être étonné si le chauffeur cherche à savoir si vous êtes musulman ou chrétien. Il pourrait arriver qu’il commence à vous parler de l’islam et d’essayer de vous attirer. Pour moi c’est du prosélytisme et c’est une forme de persécution. En effet, un chrétien n’aurait pas le droit d’agir de la même façon. Lorsqu’un chrétien mange en public durant le mois de Ramadan, c’est considéré comme une provocation. Un chrétien mangera en cachette à l’école, et parfois jeûnera (comme le fait souvent le patriarche Chenouda) en solidarité avec ses « frères musulmans ». En revanche, il ne serait jamais tolérable qu’un musulman célèbre un événement chrétien. Cela serait tout de suite considéré comme une forme de prosélytisme chrétien, d’incitation au désordre et d’atteinte à l’unité nationale. La télévision officielle s’interrompt cinq fois par jour pour appeler les musulmans à la prière et de très nombreux cours de religion musulmane y sont diffusés. En revanche, lorsqu’une fois par an, elle transmet en direct une partie de la messe de Noël, le patriarche et les représentants de la communauté copte se voient obligés de remercier publiquement les autorités d’avoir bien voulu s’intéresser à eux. Les manuels scolaires de langue arabe sont remplis d’extraits du Coran et de paroles de Mahomet que les écoliers chrétiens sont obligés d’apprendre par cœur. Il existe pourtant un cours de religion islamique pour les musulmans où cette matière aurait pu être inclue. En revanche, il n’y a aucune mention à la religion chrétienne. Lorsque vous dites cela à un musulman moyen, il vous répondra que c’est normal car les musulmans sont la majorité. Autrement dit, le fait qu’une communauté soit numériquement plus importante que d’autres, lui donne automatiquement plus de droits.

– Peut-on parler de discrimination d’État envers les Égyptiens chrétiens en ce qui concerne l’accès à la fonction publique, aux postes universitaires, la liberté religieuse ?

– C’est évident. L’Égypte compte environ 12 millions de chrétiens, soit un peu moins de 15% de la population globale du pays. Pourtant, ils ne représentent que 1.5% de la fonction publique de leur pays. Ils sont quasiment exclus des postes à responsabilité, des hauts échelons de l’armée, de la magistrature. Si dans le pays du Nil un non-musulman ne peut devenir gouverneur ou doyen d’une faculté, il ne peut non plus devenir professeur d’arabe ou obstétricien. Sur cinq-cents députés dans le Parlement, il n’y a qu’un seul chrétien élu. Les écoliers chrétiens sont obligés d’apprendre le Coran et la littérature islamique en cours d’arabe, y compris dans les écoles privées chrétiennes, tandis que leurs camarades musulmans ne savent rien du christianisme. Le ministère de l’Éducation nationale interdit aux bibliothèques des écoles publiques d’avoir des livres religieux non-islamiques. Dans le même temps, toute école, y compris les écoles privées chrétiennes, est tenue de réserver une salle de prière pour ses élèves musulmans. La publication ou la vente d’ouvrages chrétiens est strictement encadrées par les autorités en place, tandis que le prosélytisme musulman est soutenu et encouragé par l’Etat. La construction ou la rénovation d’une église nécessite un décret présidentiel, tandis que la construction d’une mosquée n’exige aucune formalité particulière et apporte même à son auteur des exonérations foncières. Il existe actuellement en Egypte une église pour 10 000 chrétiens. Il faut être frappé de cécité pour dire qu’il n’y a pas de discriminations anti-coptes en Égypte.

(1) Brian Whitaker, “Minority rights? No thanks!”, The Guardian, 19 septembre 2008.
(2) Jurisprudence islamique.
(3) Hadith Al-Bukhari, citant le calife Ali ibn Abi-Taleb : « Qal rassul Allah (sal) la yoqtal moslemon be kafer » (Le Messager d’Allah a dit qu’un musulman ne peut être exécuté pour avoir tué un infidèle).